Carolina avait passé une nuit agitée. Tout était allé si vite depuis quelques jours, elle avait du mal à réfléchir sereinement. Cela faisait déjà quelques mois qu'elle observait Nikolaï Sherkan, les opinions à son sujet étaient fort partagées. Certains voyaient en lui un fou dangereux qui ne reculait devant rien pour atteindre ses buts ; d'autres voyaient en lui un homme d'une extrême intelligence, qui savait utiliser le pouvoir médiatique pour rallier l'opinion à ses causes, et qui avait le charisme nécessaire pour redresser la situation de ce pays.

Politiquement parlant, Carolina se situait d'emblée plutôt à l'opposé de Nikolaï. Elle se prétendait, comme tout artiste qui cherche la reconnaissance populaire, socialiste et humaniste dans l'âme, bien que capitalisant ses économies au-delà des frontières du pays. Elle défendait la veuve et l'orphelin tout en faisant son shopping place Vendôme et avenue Georges V, et assumait ses contradictions sans complexes.

Physiquement parlant, elle ne classait pas Nikolaï Sherkan dans sa catégorie "bel homme", et n'avait jamais eu pour lui l'ombre d'une attirance, principalement en raison de sa petite taille et de ses tics faciaux à répétition.
Pourtant, à force d'entendre Horlando parler de lui, son ami de toujours et lui faire des éloges, sa curiosité avait grandi, et quand l'opportunité de le croiser s'était présentée, elle n'avait pas résisté à se faire ce plaisir. Mais jamais, non jamais, elle n'aurait pu imaginer que cette entrevue puisse l'amener là où elle en était aujourd'hui.
Quand le destin est écrit, il est écrit semble-t-il : qui aurait pu prévoir que le lendemain de leur rencontre, elle allait emprunter le même avion que la femme du président, que cet avion serait détourné par des terroristes et que Nikolaï remarquerait son nom sur la liste de passagers ?...
Vraiment, à part en s'en remettant à la logique de la destinée, comment pouvait-on expliquer ces hasards-là ?...

Dans tous les cas, Carolina avait toujours su utiliser les opportunités que la vie avait mises sur son chemin, et Nikolaï avait maintenant le pouvoir de l'aider à atteindre ses derniers objectifs : une gloire internationale, un nom que personne n'oublierait plus jamais !
La tournure que prenaient les choses, certes, elle n'y aurait jamais songé seule, mais pourquoi s'obstiner à gravir la montagne par le sentier de randonnée abrupte et épuisant, si on vous offre un aller retour en téléphérique privé ?...
Carolina avait du mal à réaliser ce qui lui arrivait : elle allait devenir pendant cinq ans la Première Dame de France. Elle allait voyager dans le monde entier, et cotôyer tous les puissants de ce monde... De quoi se faire un sacré carnet d'adresses et s'ouvrir bien des portes !...
Vraiment, il aurait fallu qu'elle soit bien sotte pour refuser une telle offre. Nikolaï et elle allaient se lier par contrat, dans un pacte d'intérêts mutuels, où chacun pourrait se servir de l'autre pour asseoir à la fois son pouvoir et ses arrières...

Il y a bien deux ou trois petites choses qui tracassaient Carolina. Nikolaï et elle devaient forcément se marier : un Président ne pouvait pas vivre maritalement ou se pacser, bien qu'un parfum de modernité à ce niveau, eut pu donner un nouvel élan de liberté au pays...
Non, un président devait être garant d'une certaine tradition, véhiculer des valeurs pour garantir cohésion et légitimité. Après tout, Carolina n'en était pas à son premier mariage, celui-là ne l'engagerait guère plus que les autres. Toutefois, la différence avec les autres, c'est que ce mariage-ci, d'emblée, elle le signait en étant consciente qu'il était synonyme de "cage dorée", puisqu'il lui faudrait jouer la carte de la passion amoureuse jusqu'au bout avec un homme pour lequel elle n'avait aucune attirance. Arriverait-elle à feindre cet amour qu'elle n'éprouverait jamais ?...

Carolina s'était toujours voulue libre, et elle allait s'enchainer en CDD à un rôle de femme amoureuse ? Faisait-elle le bon choix ? Et quelle vie personnelle allait-il lui rester au bout du compte ?
Les questions fusaient depuis deux jours dans sa tête, et elle jonglait avec des réponses aussi diverses que changeantes selon les moments de la journée ou les nouveaux éléments qui lui étaient révélés.
Hier, en parcourant le CNE, elle avait malgré tout été rassurée sur le fait que son intégrité était préservée et que le rôle était bien défini comme étant un rôle à jouer devant un public et non dans la sphère privée.
Et concernant Mikael, son actuel petit ami qu'elle aurait du rejoindre à Los Angeles, pourrait-elle le conserver, et trouverait-elle des moments à lui consacrer ? Pourrait-il seulement comprendre ce choix qu'elle n'aurait pas le droit de lui expliquer ?
Quel était la véritable place que Mikael occupait dans sa vie et dans ses sentiments ? Un play-boy de plus qui l'amusait ? Un sex-toy, un amant de passage ? Que pouvait-il lui offrir, lui, le petit golden boy de Manhattan qu'elle ne pouvait déjà s'offrir seule ?...

C'est la sonnerie de l'interphone qui la tira de ses interrogations. La voiture de Nikolaï l'attendait en bas. Carolina rectifia sa coiffure et vérifia son rouge à lèvres, et sortit d'un pas résolu.

Le chauffeur démarra doucement et se faufila dans la circulation. Carolina savait qu'elle se rendrait au palais par un itinéraire non conventionnel, et qu'elle devrait appliquer à la lettre les consignes qui lui seraient données au fur et à mesure. Nikolaï l'avait prévenue qu'il leur fallait jouer la carte de la prudence jusqu'à ce que soit rendue publique leur idylle.
A vrai dire, Carolina trouvait cette situation plutôt excitante. Son seul problème était qu'elle ne pouvait partager cela avec personne, tenue qu'elle était au secret le plus strict par le contrat qu'elle allait ratifier ce matin même...

Après quelques minutes, la voiture s'arrêta devant un grand porche. Christian décrocha le téléphone, échangea quelques mots, et les grilles en fer s'ouvrirent pour laisser entrer le véhicule. Au bout d'une courte allée se dressait un ravissant hôtel particulier. Christian arrêta le moteur et descendit de la voiture. Puis ayant ouvert la portière, il s'adressa à Carolina :

-- Veuillez descendre, je vous prie. Vous allez aller jusqu'à la porte de service que vous apercevez à gauche et frapper à la porte. Une personne chargée de vous accompagner vous y attend.

Carolina suivit les instructions de Christian, et frappa doucement à la porte de service. Une femme en burka noire avec d'épaisses lunettes apparut.

-- Mademoiselle Baroni, je présume ?

-- Oui.

-- Suivez-moi je vous prie !

Les deux femmes traversèrent un vestibule plutôt sombre. Tout au bout se trouvait une épaisse porte de bois que la femme à la burka ouvrit. On aurait dit l'entrée d'une cave. Dans cette toute petite pièce sans éclairage, la femme souleva une trappe posée à même le sol, se retourna et commença à descendre ce qui semblait être une échelle, tout en intimant d'un geste à Carolina l'ordre de la suivre.
L'échelle était très abrupte et Carolina ne s'y sentit pas très à l'aise.
Arrivée en bas, Carolina se retrouva dans une sorte de "tunnel" qu'elle assimila aux égouts. L'éclairage était quasi nulle et la femme à la burka tenait à la main une lanterne pour les guider. Elle paraissait connaître le lieu parfaitement et avançait à un rythme normal dans cette semi obscurité peu rassurante et peu ragoutante. Leurs deux ombres projetées sur le mur dansaient au vacillement de la flamme de la lanterne. Carolina crut voir des ossements, et entendait des sifflements qu'elle pensa provenir de rats : elle se rapprocha au plus près de la femme à la burka.

-- Vous vous promenez souvent ici ?

-- Je ne me promène pas, Mademoiselle Baroni, je suis simplement venue vous chercher sur l'ordre de Mr Sherkan. Nous sommes en train de traverser un réseau de galeries qui passe sous le palais présidentiel. Nous ne pouvons pas prendre le risque que ce passage soit divulgué, aussi n'empruntons-nous jamais deux fois exactement le même chemin. Mr Sherkan lui-même est incapable de se guider dans cet endroit. Seuls quelques agents familiers des lieux s'y repèrent.

-- Vous êtes un "agent" de Mr Sherkan ?

-- Si l'on veut. Je suis au service de Mr Sherkan, je ne viens ici qu'occasionnellement.

Ces paroles ne rassurèrent guère Carolina, mais elle sentit que son interlocutrice n'avait pas très envie de lui faire la conversation, peut-être des ordres qu'elle avait reçus... Carolina la suivit donc de près, et en silence.
Au bout de cinq minutes de marche environ, une autre échelle verticale fixée au mur les attendait. La femme grimpa la première et souleva avec son dos une nouvelle trappe de bois. Carolina la suivit sans plus poser aucune question.

Arrivée en haut de l'échelle, Carolina déboucha dans une espèce de pièce d'archivage, pleine de rayonnages sur lesquels reposaient des boites, des livres et des piles de dossiers.
La femme à la burka avait disparu quand Carolina réussit à s'extirper complètement du passage, à sa place une petite femme trapue d'une soixantaine d'années, vêtue d'un tailleur classique gris, l'attendait dans la pièce.

-- Soyez la bienvenue Mademoiselle Baroni ! Je suis Bénédicte l'assistante de Mr Sherkan. Je vais vous conduire à son bureau. Le voyage s'est-il déroulé correctement ?

-- Hum... Oui. C'est un peu surprenant comme entrée. Je ne m'attendais pas à cela...

-- Veuillez nous excuser pour ce désagrément, mais Mr Sherkan tient à recevoir certains de ses invités dans la plus grande discrétion.

-- Je comprends...

La femme ouvrit la porte, et elles se retrouvèrent dans le bureau de Bénédicte. C'était la première fois que Carolina entrait dans cette partie du palais. Lorsqu'elle avait dîné avec Nikolaï, c'était dans l'aile privée, et elle était entrée par une porte "normale"...
Bénédicte frappa deux fois à la porte, puis une... Carolina entendait un écho de voix feutrées. La porte s'ouvrit et Bénédicte lui fit signe d'entrer.
Nikolaï se leva et s'empressa d'aller à son devant :

-- Ah, vous voilà, chère Carolina ! Comment allez-vous ce matin ?... dit Nikolaï en prenant ses deux mains dans les siennes.

-- Bonjour Nikolaï ! Eh bien, figurez-vous que je viens de vivre un périple tout à fait inédit...

-- J'espère que vous ne m'en voulez pas, Carolina, mais je suis obligé de prendre certaines mesures de précaution. Bientôt vous entrerez et sortirez à votre guise par la grande porte du palais, mais aujourd'hui, il nous fallait être particulièrement vigilant...

-- Je comprends, Nikolaï, je comprends...

-- Laissez-moi vous présenter mes collaborateurs et amis, dont vous avez certainement déjà entendu parler. Je vous présente Henri Nylon, qui assure entre autre la sécurité, et Charles Fillerman, qu'on ne présente plus...

Carolina serra les mains qui se tendaient vers elle avec un sourire courtois, puis Nikolaï l'invita à s'asseoir à ses côtés autour de la grande table qui les réunissait.

-- Si vous saviez comme je suis heureux que vous soyez là aujourd'hui, Carolina...
Nous nous voyons donc tous ensemble ce matin, pour valider l'accord de principe que vous m'avez donné hier soir. La nuit portant conseil, avez-vous des questions, des précisions à demander, des vœux à formuler, des bémols à mettre à la clé ?...
Êtes-vous définitivement prête à vous engager et à entrer dans ce rôle de Première Dame écrit spécialement pour vous ?...

-- Je suis prête, Nikolaï. J'ai relu cette nuit le CNE dans son intégralité, et dans l'ensemble vous y avez presque tout prévu. J'en accepte les conditions.
Mes questions portent essentiellement sur le "comment" maintenant, nous passons du contrat à sa mise en place effective... par rapport à l'opinion publique, par rapport à nos familles, par rapport aux politiques...

-- C'est bien de cela dont nous allons parler ce matin. Un conseiller en identité va venir nous rejoindre d'ici une petite heure, et nous allons mettre au point avec lui le point de départ de notre histoire, et la conduite à tenir dans les prochaines semaines.
Il arrivera par l'ascenseur 22 lui aussi !

-- L'ascenseur 22 ?

-- Oui, l'ascenseur 22. C'est le nom que l'on donne familièrement au passage que vous avez emprunté. On l'appelle comme ça, parce qu'il y a 22 chemins possibles à travers ces galeries au départ de la villa, mais seulement 2 mènent réellement à une sortie...

CHAPITRE 18

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