-- Vous savez, Carolina, j'ai attendu ce moment toute la journée...

Carolina eut ce petit sourire mutin qu'il aimait tant et baissa les yeux.
-- Nikolaï... je me pose une question... et j'aimerais que vous y répondiez tout à fait honnêtement...

-- Allez-y ! Je vous promets que j'y répondrai du mieux que je pourrais.

-- Comment dire ?... Vous m'avez fait une proposition assez inattendue hier, à laquelle j'ai beaucoup réfléchie...

Nikolaï était scotché à ses points de suspension. C'est fou comme le temps peut être élastique entre les heures qui défilent parfois comme des acharnées et les secondes qui s'éternisent... Parfois, on ne sait plus à quelle horloge se vouer, d'autant que les émotions ressenties en l'instant accentuent la torture du temps qui passe de façon totalement incontrôlable.

-- Je vous en prie, Carolina, poursuivez !... Vous savez que je ne vous ai rien proposé à la légère et l'importance que revêt votre réponse pour moi...

-- Voilà justement où je veux en venir...
Si j'ai bien compris, vous me proposez un contrat, par lequel je m'engagerai à tenir publiquement le rôle de votre épouse, et que ce contrat moral passé entre nous, garantit néanmoins à chacun, son intégrité et sa liberté dans cet engagement collaboratif.

-- Tout à fait ! Vous avez bien résumé la chose !

-- Toutefois... parallèlement à ce contrat véritable que vous me proposez, j'ai l'impression que vous attendez autre chose de moi...

-- Autre chose ?...

-- Je ne sais pas comment le formuler, mais il me semble que vous cherchez à ...

Le serveur entra à cet instant précis, chargé de deux assiettes fumantes. Nikolaï avait commandé, comme à son habitude, un feuilleté de homard sur lit de roquette et mâche, Carolina quant à elle, avait opté pour un méli mélo de Saint Jacques et langoustines aux poireaux.
Le serveur déposa délicatement chacune des assiettes, remplit les verres d'un Mouton Rotschild, leur souhaita un bon appétit, et se retira sur la pointe des pieds.

-- Hum... ça a l'air vraiment délicieux ! Vous savez, Nikolaï, je n'étais jamais venu dans cet endroit. Je vous remercie de me le faire découvrir. Tout y est divin dans les moindres détails. La décoration est somptueuse, le personnel très attentionné, et la cuisine... semble succulente...

-- Mais vous le valez bien Carolina ! Je ne peux pas emmener la future Première Dame de France diner dans n'importe quelle guinguette !

-- Cela dit, il y a des guinguettes remarquables sur les bords de Marne...
Quel régal ce crumble ! Voulez-vous y goûter ?

-- C'est gentil... mais sans façon, j'ai horreur des coquilles Saint Jacques... et des fruits de mer en général. Mis à part les crevettes, homards et autres crustacés, j'exècre tout ce qui ressemble à du mollusque...

-- Eh bien, vous perdez quelque chose !

-- Peut-être... mais, vous savez ce que l'on dit, non ?...

-- Quoi donc ?

-- Que " ce qui peut être perdu, ne peut être l'essentiel "...

-- Je vous trouve très philosophe, Nikolaï, ce soir... et ça me plait beaucoup.

Quand j'étais mannequin, j'ai beaucoup souffert de la pauvreté intellectuelle de ce milieu. Et je ne dis pas ça pour être méchante, mais il faut reconnaitre que tous les milieux qui se concentrent uniquement sur l'image et le culte du corps sont plutôt superficiels : c'est le royaume du paraitre, et le reste n'a aucune importance.
Moi, j'y suis arrivée par hasard alors que je finissais mes études de lettres à la Sorbonne, et j'ai vite compris qu'une tête bien remplie n'y valait rien et n'était même pas un avantage, parce que tout ce qui y est nécessaire pour réussir est une tête et un corps bien faits, et qu'il est même préférable de ne pas avoir de capacité de réflexion si on veut aller loin...

-- Mais vous avez eu une carrière fantastique !...

-- Oui... J'ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment, et de me rendre compte très tôt que ce métier était une opportunité financière inestimable pour réaliser mes vrais rêves...
Si aujourd'hui je peux me consacrer à la musique et à l'écriture, c'est parce que j'ai acquis une sécurité financière qui m'autorise désormais à vivre uniquement selon mes envies et mes désirs, sans aucune préoccupation sur l'avenir à avoir.
Avoir de l'argent, c'est avant tout s'affranchir des contraintes que le besoin de survivre nous oblige à honorer...

-- Dites-moi Carolina... J'en reviens à ce dont nous parlions tout à l'heure avant que le serveur ne nous apporte nos entrées... Vous me disiez que vous vous interrogiez sur ma demande exacte à votre égard, c'est bien ça, non ?

-- Hum... En effet. Je ne sais toujours pas vraiment comment le formuler, mais sommes-nous bien d'accord sur le fait que c'est un "rôle" que vous me demandez de jouer... et non pas de réellement devenir votre femme ?

Nikolaï sentit que cette question pouvait bien être une question piège, et qu'à question précise pareille, mieux valait apporter une réponse honnête mais évasive.
Une réponse honnête ?... Nikolaï pratiquait par habitude, l'honnêteté civile et polie...
Aussi fit-il cette réponse à Carolina :

-- Oui, Carolina ! Le contrat que je vous propose est un contrat "professionnel", réglementé de part et d'autre, que nous devrons signer tous les deux si vous l'acceptez. Il ne vous enjoint pas à m'aimer, ni moi à exiger quoi que ce soit de vos charmes...

-- Nous sommes d'accord sur le principe donc !...
Non, je dis ça parce que... j'ai vraiment cru un moment que vous cherchiez à me séduire, et que vous nourrissiez des pensées... enfin bon... vous voyez ce que je veux dire... finit-elle en éclatant d'un rire un peu gêné.

-- Oui, je vois ce que vous voulez dire... J'ai là de quoi vous rassurer tout à fait.

Nikolaï se pencha en direction de la valisette qu'il avait apportée, l'ouvrit et en tira un exemplaire du CNE que Charles lui avait remis à l'attention de Carolina. Il fit mine de le feuilleter rapidement, puis le tendit à Carolina.

-- Qu'est-ce que c'est ?

-- Comme vous le voyez, je ne vous ai pas fait une proposition à la légère. Afin que vous sachiez parfaitement ce que cet engagement moral suppose, Charles (Fillerman), mon ami et collaborateur le plus proche, a planché dur pour fixer les droits et devoirs de chacun à l'intérieur de cette mise en commun quinquennale de nos vies.
Ceci est l'exemplaire qu'il vous faudra lire et signer, si, naturellement, vous êtes d'accord.
Charles a pensé à tout, et vous lirez notamment le chapitre 6 qui traite plus particulièrement de notre future vie privée, si je puis m'exprimer ainsi.
C'est bien là l'objet de votre question ?

Carolina ouvrit le dossier que Charles avait pris soin de relier, et parcourut la table des matières. Elle sembla plutôt admirative et étonnée, que tout ait pu y être consigné de la sorte au détail près. Comme Nikolaï s'y attendait, elle avança rapidement jusqu'au chapitre 6, et ses yeux qui bougeaient rapidement de droite et de gauche, témoignaient de l'intérêt qu'elle portait à cet aspect.
Nikolaï comprit à cet instant que Carolina, contrairement à lui, n'avait pas ressenti cette attirance, ce "coup de paratonnerre" qu'il avait eu dès le premier regard qu'ils avaient échangé, et que peut-être elle ne nourrirait jamais pour lui, aucun sentiment qu'on pourrait assimiler à de l'amour. Cela l'attrista un peu, mais Nikolaï savait d'expérience qu'il ne faut jamais fermer l'avenir à ses envies : les vents tournent et soufflent sans qu'on ne puisse jamais prévoir avec exactitude ni leur trajectoire ni leur intensité. Carolina pouvait tout à fait, un jour ou l'autre, céder au charme de Nikolaï, quand elle aurait appris à mieux le connaitre, elle se rendrait certainement compte quel homme exceptionnel il était... et comment vivre à ses côtés transformait sa vie...
On a tous le droit de rêver...

-- Avez-vous pris votre décision Carolina ? Je ne veux pas vous brusquer ni paraitre trop pressant, mais c'est un fait : nous sommes dans l'urgence. Plusieurs voyages diplomatiques sont prévus et je ne peux pas m'y rendre seul. Je peux en repousser ou en annuler certains, mais d'autres sont absolument inévitables. Nous avons fait le maximum pour négocier mon emploi du temps sur mon agenda international, mais il faudra y passer quand même.
Dans cinq semaines, je dois me rendre en Australie pour un premier voyage officiel de prise de contact. Mon épouse y est plus que conviée, qui qu'elle puisse être... d'après le programme que j'ai reçu.
Alors, vous comprenez bien que j'ai besoin de votre réponse sans tarder. Je sais que vous êtes la femme de la situation. J'ai confiance en vos capacités et en votre charme, et si vous refusez, parce que vous en avez le droit naturellement... Si vous refusez, j'ignore s'il est possible de trouver une perle de culture et de beauté aussi rare que vous...

-- Vous n'arrêtez pas de me flatter, Nikolaï, vous me gênez...

-- Non, ne le prenez pas ainsi, Carolina ! Je ne vous flatte pas : je suis sincère ! Et... pour répondre à votre question précédente avec toute l'honnêteté dont je suis capable de faire preuve, je vais vous dire ma vérité.
J'ai bon espoir que vous signiez ce contrat, même j'irai plus loin, je sais que vous allez accepter cette mission, parce qu'elle est un défi personnel à relever pour vous, et que vous en avez l'étoffe et l'envie.
Je signerai moi-même ce contrat que j'ai lu avec soin, et j'y respecterai tous les points mentionnés : vous vous engagez à tenir un rôle à mes côtés, et je fais la même chose : que ce soit bien clair !
Mais...

Nikolaï détourna la tête, et chercha dans le vague, comment dire de façon concise ce qu'il avait sur le coeur depuis quelques jours, sans risquer d'effrayer Carolina, ou de mettre en péril leur collaboration à venir. Ramenant sa tête dans l'axe de son corps, Nikolaï gardant les yeux baissés sur son assiette, se confessa :
-- Dès que je vous ai vu Carolina, le premier jour chez Horlando... J'ai su que c'était vous !...

Regardant Carolina droit dans les yeux cette fois, Nikolaï continua :
-- Le contrat fixe les limites de nos obligations et devoirs dans le cadre de notre mission commune au service de la France... mais pour ce qui est des avenants personnels éventuels que nous pourrions avoir envie d'y ajouter, tout reste possible...
Pour ma part, je vous l'avoue, je suis intégralement sous votre charme, et même sans CNE, je suis prêt à vous épouser devant Dieu et devant la République.

Carolina ne disait rien. Elle avait eu sa réponse.

-- J'ai tout à fait compris que ej n'avais pas le temps de tergiverser. Je sais que la vie est pleine de surprises et d'opportunités, et que certaines ne se présentent qu'une fois. Hésiter coûte parfois trop cher, je suis consciente que cette opportunité-là ne se présentera qu'une seule fois, ce n'est pas un casting ordinaire... que je peux me permettre de rater ou de refuser.
Je suis donc prête à signer le CNE conformément au contenu formel que Mr Fillerman a élaboré. J'apprécie votre honnêteté et votre sincérité, Nikolaï. Je ne suis pas dans les mêmes dispositions que vous, et c'est vraiment avec mes capacités artistiques que je rentrerai dans la peau du personnage prévu, qui pourra être observé de l'extérieur. Sachez que j'y serai entière et sincère.

-- Vous avez bien réfléchi que ce contrat, une fois signé, ne pourra pas être rompu avant cinq ans, quoi qu'il arrive ?

-- Oui, Nikolaï. J'y ai songé toute la nuit. Vous m'offrez un destin exceptionnel, et je suis convaincue que si je le refuse, je ne pourrais qu'en avoir des regrets. Vous me semblez être un homme de foi et de parole, et j'ai envie de vous faire confiance. Et puis... je ne sais pas prédire l'avenir de toute manière...
Reste à voir comment notre aventure va pouvoir s'enraciner dans la vérité et l'irréfutabilité aux yeux des gens, parce que nous allons former un des couples les plus improbables que l'histoire ait réuni.
Y avez-vous songé ?...

-- Naturellement ! Mon deuxième collaborateur et ami, Mr Nylon travaille à mettre au point le plan marketing de notre histoire, et nous allons faire appel à un spécialiste de l'identité, une sorte de coach, qui va nous aider à paraitre ce à quoi nous devons ressembler : un couple amoureux, solidaire et uni... pour le meilleur et pour le pire...
Pour moi, le rôle sera indéniablement plus facile à tenir... Je n'aurai pas grand chose à composer, si ce n'est que je devrais maitriser la frustration de n'être qu'un acteur de ce bonheur offert à la vue de tous, quand je m'endormirai seul dans mon lit, à quelques mètres de vous, sans autre compagnie que celle de mes dossiers en cours et de mes rêves les plus fous...

-- Vous êtes sûr que l'idée est bonne, et que c'est bien... ce que vous voulez ?...

-- J'ai un pays à diriger, Carolina... Mes problèmes émotionnels, hormonaux et personnels sont secondaires. J'apprendrai à composer avec, et chaque instant passé en public avec vous à jouer notre amour en sera d'autant plus fort.

Deux serveurs entrèrent : l'un débarrassa les assiettes tandis que l'autre servait la suite. Nikolaï avait commandé un suprême de volaille accompagné de son riz sauvage, et Carolina s'était prononcé, après bien des hésitations, en faveur d'une souris d'agneau et ses petits légumes de saison.

Nikolaï et Carolina étaient désormais fixés sur le destin commun inédit et inconnu qu'ils avaient décidé de partager. Que cette décision, d'une part comme de l'autre, soit bonne ou mauvaise, à l'heure qu'il était, personne ne pouvait le dire ou le prédire.
Après avoir élaboré un rêve, quand la chance nous donne la possibilité de le réaliser, la seule chose à faire, n'est-ce pas de foncer ?...

Nikolaï et Carolina devaient d'abord apprendre à se connaître, à s'apprivoiser, à devenir "complices". Malgré leurs différences, quelque chose d'indéfinissable les réunissait pourtant.
Finalement, les choses avaient l'air de s'arranger plutôt bien. Nikolaï était sûr que leur union serait sa force, tant sur la scène politique française que sur la scène internationale.

A la fin du diner, ils convinrent qu'une voiture passerait chercher Carolina le lendemain matin pour la conduire au palais, en toute confidentialité. Elle rencontrerait alors Charles et Henri d'abord, puis le conseiller marketing, afin de finaliser les détails des circonstances qui verraient leur union présentée au public.

Ils se doutaient bien, l'un comme l'autre, que tout ne serait pas aussi simple que Charles l'avait couché sur le papier... mais Nikolaï sentait qu'il ne regretterait pas d'avoir essayé, parce que Carolina en valait le coup !

Dans la voiture, Nikolaï rappela à Carolina qu'elle devait apposer sa signature à la fin du contrat avec la mention "lu et approuvé" après avoir paraphé chacune des pages ; Nikolaï contresignerait le tout dès qu'elle se serait engagée.

Ils se quittèrent au bas de l'appartement de Carolina sur une cordiale poignée de main, avec l'air satisfait et entendu de ceux qui viennent de conclure une bonne transaction.
Nikolaï se serait presque senti comblé, s'il n'avait pas eu cette espèce de sensation que le plus dur à gérer était désormais... à venir.

CHAPITRE 16

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