Quand Nikolaï s'éveilla au matin, le souvenir de la soirée de la veille était encore bien présent. Carolina et lui avaient discuté longtemps, très longtemps, dans un climat de confiance et de proximité assez rare et incroyable.
Le projet de Nikolaï n'avait pas déstabilisé Carolina, elle se l'était relativement facilement approprié pour en évaluer la possible réalisation en ce qui la concernait. Elle avait répondu présente à son appel sans pour autant se prononcer de manière arrêtée. Elle avait, néanmoins, compris qu'elle devait trancher de façon urgente, car Nikolaï n'était pas dans une position qui autorisait la tergiversation.
Ils avaient soulevé de nombreux points d'attention, imaginé le cocasse de certaines situations s'ils concluaient le marché. Ils avaient ri, bu, plaisanté, discuté plus gravement aussi. Et, au final, Carolina avait promis à Nikolaï de lui donner réponse définitive dans la journée, après une bonne nuit de sommeil, ne voulant pas laisser le dernier mot à une coupe de champagne de trop.

Nikolaï était plutôt confiant, Carolina ne l'avait pas déçu. Elle lui serait un alter ego parfait, sur lequel il pourrait s'appuyer, et à ce jour, il n'avait jamais rencontré de femme pouvant convenir à ce point au rôle qu'il lui destinait. Aucun sentiment mitigé ne venait ternir l'impression qu'elle lui avait laissée, et l'instinct était une chose primordiale pour Nikolaï. Il se fiait à son ressenti exact du moment présent et remettait rarement en cause, par la raison, ce qu'il éprouvait spontanément, qu'il s'agisse de sentiments positifs ou négatifs, de plaisir ou d'aversion.
Nikolaï aimait à croire qu'il y avait en lui une part de sagesse universelle qui lui échappait, et qui contribuait à son fonctionnement interne sans qu'il n'ait aucune prise de pouvoir dessus. Ni fataliste ni défaitiste, Nikolaï prenait la vie pour ce qu'elle est : des instants qui s'empilent les uns sur les autres et qui, mis bout à bout, forment une vie...
Et chercher à expliquer ou à comprendre tous les morceaux du puzzle séparément ,n'était que pure perte de temps à son avis. L'important, c'était de savoir lâcher sa rationalité quand au plus profond de soi, on sait intuitivement qu'on marche dans la bonne direction.
Et présentement, Nikolaï savait qu'il marchait sur le bon chemin.

D'ici quelques heures, Nikolaï serait fixé, et cette pensée lui donnait une énergie incroyable. Même si la possibilité d'essuyer un refus de la part de Carolina existait, la rencontre avait été si magique que cela en valait, de toute façon, la peine.
La seule chose qui pouvait rebuter Carolina dans ses fonctions, serait qu'il lui soit totalement impossible de poursuivre ses activités artistiques. Or, Nikolaï avait eu le temps d'y réfléchir, et ne voyait aucune raison objective de lui interdire de s'adonner à son art. Après tout, il ne s'agissait pas d'une danseuse de cabaret ! Ses textes étaient parfois graves et profonds et parlaient de la vie, de l'amour, de l'engagement et du monde alentours. Elle n'était ni irrévérencieuse ni licencieuse. Bien au contraire, la sincérité intimiste qui se dégageait de ses chansons était propre à faire d'elle une égérie fédératrice plutôt qu'une usurpatrice à lyncher. Et cette façon qu'elle avait d'agencer les mots et les sentiments dans un mélange de douceur contestataire et de rébellion voilée, pouvaient accroître aussi bien sa légitimité que sa popularité.
Et puis, loin d'être un sujet tabou, sa musique pouvait servir sa cause... à lui aussi...

C'est donc en très grande forme que Nikolaï arriva à sa réunion usuelle du matin. L'ordre du jour était plutôt dense, et chacun y allait de son point de vue. On manquait d'argent pour boucler le budget de l'éducation, ça n'était pas nouveau... Nikolaï ne saurait pas plus que les autres faire des miracles.
La situation au Proche-Orient était tendue et menaçait de s'enflammer. Le Ministre des Affaires Etrangères lançait des avertissements si on ne faisait pas immédiatement des efforts pour calmer le jeu. Pas très nouveau non plus... Mais que pourrait bien faire Nikolaï si les Etats-Unis ne lui donnaient pas la main dans les négociations ?
Les scientifiques demandaient l'autorisation d'établir une nouvelle base au Pôle sud : les glaces continuaient à fondre dangereusement, et si d'ici cinq ans on ne trouvait pas une solution pour inverser le processus ou au moins l'enrayer, ils prédisaient que la planète n'y survivrait pas... Nikolaï se demandait si l'on pouvait raisonnablement proposer qu'on équipe chaque foyer de containers de stockage et de seaux pour, le cas échéant, écoper le surplus d'eau qui allait gonfler les océans...
Et l'ordre du jour se déployait, lui aussi, inexorablement, autour de Nikolaï sans aucun signe de pitié pour son cerveau presque tout aussi au bord de l'apocalypse que la planète...

Oui. Il était le président de cette France, de ce pays qu'il avait conquis par sa parole et par ses idées, mais hormis le pouvoir de prendre des décisions, aucun autre pouvoir ne lui avait été conféré...
Il ne pouvait pas solder toute la misère du monde en claquant des doigts, même en y mettant toute sa foi... Il ne pouvait pas rendre riche soixante millions de français qui s'éreintaient chaque jour à faire marcher ce pays vers un avenir meilleur... Il ne pouvait pas non plus empêcher les oiseaux de mourir englués de boue noire, quand des pétroliers peu scrupuleux vidangeaient sauvagement leurs cuves en plein océan... Il ne pouvait même pas penser sereinement au scénario de sa vie qui hantait ses neurones depuis deux jours...
Nikolaï, même président, se rendait bien compte qu'il restait un homme avant tout, un homme comme les autres. Même en tête du troupeau, il n'en restait pas moins un simple être humain, à peine plus heureux que les autres...
Parce que s'il se sentait heureux ce matin-là, cela n'avait rien à voir avec le genre de responsabilités qu'il avait...

Quand enfin la minuterie de fin de séance retentit, marquant la fin du temps que Nikolaï pouvait consacrer quotidiennement à l'examen des problèmes d'ordre généraux courants et urgents que les différents corps ministériels rencontraient, il éprouva un grand soulagement.
Son rôle consistait pour une grande partie, plus en une sorte d'écoute active qu'en une réelle résolution pure et simple des problèmes posés. Il utilisait beaucoup plus ses oreilles que le reste de son cerveau dans un premier temps : les décisions ne pouvant se prendre qu'à tête bien reposée et vidée de toute effervescence.
Nikolaï savait depuis toujours que l'urgence est une circonstance dangereuse, et il avait appris à se méfier de son emprise. L'urgence était rarement aussi pressante qu'elle n'y paraissait, et savoir en doser la gradation sauvait bien des jugements de l'erreur.

Nikolaï donna à chacun des directions vers lesquelles avancer pour chercher des amorces de solution, et quitta la salle de réunion d'un pas rapide pour aller s'enfermer dans son bureau, où l'attendait déjà Charles pour un autre briefing.

Charles avait l'air de bien meilleure humeur que la veille. Peut-être avait-il eu une bonne nuit de sommeil...

-- Bonjour Charles ! Comment vas-tu ce matin ?... Tu as pu te reposer un peu ?...

-- Bonjour Nikolaï !... Ma foi, je me sens beaucoup plus frais et dispo qu'hier. J'ai avancé sur les deux questions que nous avons à l'ordre de ce matin, et je suis aussi beaucoup plus serein sur le CNE que je ne l'étais au départ. J'ai trouvé un cadre juridique plutôt sécurisant pour tout le monde, et...
Au fait ?... Comment s'est passé ton diner hier soir ?

-- AhAh !!... Je savais que tu ne tiendrais pas longtemps avant de me poser la question... sourit Nikolaï.
Hé bien, il s'est diablement bien passé ! Je suis totalement sous le charme de cette femme...

-- Pour ça je veux bien te croire Nikolaï, cela ne fait aucun doute, et ça, depuis le début ! Mais que tu sois sous le charme est une chose bien inutile si, elle, de son côté ne succombe pas un peu à tes ambitions à son égard... Je te rappelle que ta mission n'est pas d'en tomber amoureux... Tu te souviens : un contrat, le CNE, l'avenir de la France, etc... ?

-- Oui, Charles, je sais tout cela. Mais j'ai quand même le droit d'éprouver un grand plaisir à son contact, non ?...

-- Il me semble que si tu tombais réellement amoureux d'elle, cela ne pourrait que compliquer un peu plus une situation déjà pas très évidente à gérer... Alors, mon vieux, si tu pouvais te retenir un peu, et laisser au temps un peu de place, ce serait plus simple pour tout le monde. Enfin moi, ce que j'en dis...

-- Je suis d'accord avec toi, Charles ! Sur le fond, tu as entièrement raison...

-- Sur le fond ?

-- Ben oui... Sur le fond, tu as raison...

-- Et dans les faits ?

-- Dans les faits... Je ne te cache pas que j'éprouve des sentiments très ambivalents à l'égard de Carolina. Elle est sans aucun doute possible, LA femme qui convient parfaitement au rôle que nous lui avons concocté... Et ça, j'en ai la profonde conviction !

-- Et ?...

-- Et j'espère vraiment de tout coeur qu'elle acceptera le poste... parce que je ne sais pas si je pourrais tenter de recruter une autre candidate... Mais...

-- Mais ?...

-- Mais l'idée de partager ma vie avec cette femme fantastique, qui sera mienne aux yeux du monde en sachant qu'elle ne le sera jamais aux miens est, je te l'avoue, quelque chose de ... difficile à intégrer dans mon cerveau d'homme... Elle me plaît à un point que tu ne peux pas imaginer...

-- Si, si, Nikolaï... A te voir, je l'imagine sans difficulté...

-- C'est une vraie torture que de m'imposer cette vie commune sans partager autre chose que des objectifs communs et l'avenir de la France... Un calvaire autant qu'un paradis, et je me demande... enfin, je commence à me poser la question si...

-- Si ?...

-- Si l'idée est si bonne que ça ?!... Elle est la personne qu'il nous faut, celle dont on a besoin pour sauver mon image, mais l'homme qui est en moi va souffrir comme un martyr de ne devoir se contenter que de cette image publique de bonheur... qui me rendra peut-être si morose que j'en perdrai mes facultés de raisonnement, ma clarté d'esprit et l'avenir de mon pays si ça se trouve...

-- Tu ne crois pas que tu vas un peu vite en besogne là ?... A-t-elle accepté le rôle ?

-- Carolina m'a demandé d'y réfléchir cette nuit et je la vois en fin de matinée pour qu'elle me donne son accord. Enfin... sa réponse je veux dire !... Mais je suis sûr qu'elle va accepter. L'idée ne l'a pas du tout dérangée ni déstabilisée. Je pense qu'elle est prête à dire oui...
Il y a peut-être juste un bémol, et je voulais m'en entretenir avec toi d'ailleurs...

-- Un bémol ?... Lequel ?

-- Remarque, le terme est plutôt bien choisi...
Il s'agit de ses activités musicales. C'est très important pour Carolina de ne pas s'en couper pendant cinq ans,. C'est comme si, à moi, on m'avait demandé de renoncer à mon engagement politique un certain laps de temps pour rendre service à quelqu'un... Quand on investit sa vie sur un terrain, et qu'on sait qu'on est fait pour ça, on ne peut pas tout mettre à la consigne d'un coup. Elle a besoin de pouvoir mener parallèlement à ses fonctions, sa carrière de chanteuse, et je n'ai pas eu le coeur de lui refuser, tant son engagement en ce sens est sincère... aussi sincère que le mien... ou que le tien, Charles, en matière de politique.
Que penses-tu qu'on puisse aménager à l'intérieur du CNE pour lui préserver cet espace-là ?

-- Ce n'est pas évident d'avoir une femme chanteuse quand on est président Nikolaï, tu sais... Elle va devenir une personnalité publique et politique elle aussi : elle ne pourra plus sortir dans la rue aussi librement que Madame Tout le monde comme elle le fait aujourd'hui, en a-t-elle conscience ?... Quant à chanter dans des salles, il me semble à priori impossible de pouvoir lui en fournir l'autorisation, tant les risques de dérapage seront grands pour assurer la sécurité des lieux...

-- Je m'attendais à ce que tu me dises quelque chose de ce genre. Mais... admettons qu'elle s'engage à ne pas se produire sur des scènes publiques, elle pourrait continuer à écrire des chansons, jouer de la musique et enregistrer des disques, non ? Elle pourrait aussi chanter dans les studios de radio et de télévision, parce que ces périmètres-là, on sait bien les sécuriser...

-- Oui, nous pouvons sécuriser certains périmètres plus facilement que d'autres, mais... en tant que Première Dame de France, sa liberté d'expression et de création va s'auto-réduire d'elle-même quand elle va se trouver confrontée aux diners politiques officiels aux grèves, aux sondages, etc... et qu'elle devra, liée qu'elle sera par le CNE, en toutes circonstances t'épauler et te soutenir... Elle va nécessairement perdre en crédibilité de ses opinions.
La politique et la chanson ne font pas bon ménage, et je doute qu'elle y arrive mieux que les autres. Elle se verra inévitablement interdire tout le domaine de la chanson engagée : si elle t'était favorable, ce serait de la propagande, et si elle ne l'était pas, elle bafouerait le contrat...
Elle ne pourra guère non plus donner son avis sur les grandes causes en musique parce qu'on la taxera de "parvenue"... Elle ne pourra pas rêver d'amour, parce qu'elle devra être l'égérie de votre parfaite "love story"... Elle ne pourra pas...

-- Stop ! arrête Charles, tu me déprimes là !...
Tu me déprimes parce que tu as raison : sa liberté d'expression va en prendre un coup, je n'avais pas vu ça comme ça. Comme d'habitude, c'est toi qui as raison... Moi je n'avais réfléchi qu'en fonction de moi, à l'effet pervers supposé que sa carrière parallèle de chanteuse pouvait me couter en matière d'image politique, mais je n'avais pas songé à elle, à ses envies, à ses rêves, aux idées auxquelles elle croit...

-- Moi, je n'ai songé qu'à elle depuis que je me suis attelé à la rédaction du CNE, et je te promets que sa vie ne sera pas qu'une partie de plaisir. Il y a tellement de choses à prévoir, à inventer, à définir et à jouer...
Votre histoire, si elle se fait, est bien plus compliquée que celle d'Autant en emporte le vent, crois-moi !... Et je ne sais pas si la tâche est humainement réalisable.
Je ne veux pas te donner de conseil, je ne veux rien juger non plus Nikolaï, mais... vous allez vous fourrer tous les deux dans un sacré merdier si vous décidez de tenter cette aventure, et je ne peux rien prédire de ce que cela donnera en définitive... juste poser quelques garde-fous qui devront vous servir de points de repères... Mais pour ce qui est de la navigation, je crois bien qu'elle ne pourra se faire qu'à vue...

-- Hum, hum...

Nikolaï secouait la tête, l'air dubitatif. L'exaltation du temps de l'imprécision du projet commençait à retomber devant les principes de réalité qu'il fallait prendre désormais en compte et regarder en face.
Charles, avec ses mots concrets, ancrait chez Nikolaï de nouvelles interrogations. Charles était certes, une personne très terre à terre, mais y avait-il, arrivé à ce stade, une autre façon de traiter cette affaire ?

CHAPITRE 11

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