C'est un Nikolaï heureux et soulagé, qui grimpa dans la berline présidentielle noire en route pour l'aéroport. Quand même... il était diablement efficace cet Henri quand il voulait bien s'y mettre ! qu'aurait-il pu faire, lui, Nikolaï, si Henri n'était pas intervenu ?...
Toutefois, Nikolaï savait que, si Henri ne cherchait jamais à discuter ou contredire ses décisions, il n'en serait pas de même avec Charles.
Quand Charles apprendrait que Nikolaï avait fait arrêter cet avion, et inventé cette histoire abracadabrante dans l'unique but de diner avec Carolina ce soir, il se montrerait extrêmement choqué, voire outré que Nikolaï, élu démocratiquement à la présidence de la République, puisse user de tels stratagèmes pour parvenir à ses fins.
Mais bon,... il s'en remettrait !

L'annonce de "l'attentat" avait provoqué quelques embouteillages en direction de Roissy. Les familles inquiètes tentaient d'atteindre l'aéroport pour y obtenir des informations supplémentaires quant à la santé des passagers du vol 951 pour Los Angeles, et à vrai dire, leur inquiétude était compréhensible. Il avait été annoncé que c'était la première fois dans l'histoire du terrorisme en France, que de tels moyens étaient mis en oeuvre.
Les médias, ravis de l'aubaine, se relayaient en boucle pour trouver de nouveaux scoops à annoncer. Les journalistes ont une force d'imagination qui bat de loin toutes les réalités possibles.
Nikolaï était lui aussi à l'écoute de la radio permanente d'information, et son attention fut attirée par un nouveau flash spécial :

**********

" L'avion de Los Angeles, qui a été ce matin la cible d'un attentat d'un nouveau genre, se trouve toujours immobilisé sur le terminal 9 de Roissy. Nous apprenons à l'instant, que l'attentat pourrait avoir un lien direct avec un groupe armé connu sous le nom des "Guerriers de l'Ordre Nouveau".
Il s'agit d'un mouvement radical qui a vu le jour ces vingt dernières années, en réaction contre l'intégrisme musulman. Ce groupe, issu du christianisme radical, dénonce en effet les laxismes de notre société contemporaine, et tend à faire réviser certaines des libertés fondamentales dont nous disposons, dont la liberté de culte, le droit à la contraception et à l'avortement des femmes, etc...
Ce mouvement, remet en question jusqu'aux fondements de notre histoire et se rapprocherait du mouvement créationniste qui prend de plus en plus d'ampleur aux États-Unis. Ce qui vient renforcer cette théorie est sans aucun doute, la présence à bord de cet appareil de Madame Mélina Sherkan, l'épouse du président.

Nous apprenons qu'à l'heure qu'il est, Mme Sherkan serait évacuée par un avion spécial vers un centre d'examen plus sécurisé que Roissy ne peut en offrir. Un de nos envoyés spéciaux dépêché sur place l'aurait en effet, aperçue, accompagnée de plusieurs agents de la Sécurité Nationale, qui l'auraient escortée jusqu'à un jet privé.
Nous ignorons la destination vers laquelle vole ce nouvel engin, mais une chose est sûre : le périmètre de sécurité défini autour du terminal 9 est sous une surveillance particulièrement renforcée. Les autorités semblent assez démunies pour traiter cette action terroriste inédite, et peu d'informations filtrent du bureau dans lequel sont rassemblés les membres de la cellule de crise qui sont arrivés sur place.
Il semblerait que Monsieur Sherkan en personne, ait quitté ses bureaux parisiens pour se rendre sur place. Nous attendons donc sa venue pour, peut-être, pouvoir glaner de nouvelles informations."

**********

Les "Guerriers de l'Ordre Nouveau"... Rien que ça !...
Nikolaï sourit à cette nouvelle information. Les journalistes n'avaient décidément pas besoin de grand chose pour batir un feuilleton à rebondissements multiples. Nikolaï espérait juste que cet "incident terroriste" n'ait pas de répercussion sur la politique ou le commerce extérieur, on ne sait jamais jusqu'où les canulars peuvent mener...
Mais, quoi qu'il puisse en être, il se sentait si apaisé en son for intérieur à l'idée d'avoir pu retenir Carolina, que tout le reste lui importait peu. Et puis, c'était la première fois qu'il pouvait de la sorte user de son nouveau statut, et cela le grisait de pouvoir enfin mesurer l'ampleur de sa puissance...
Nikolaï avait voulu le pouvoir pour changer le monde suivant les visions qu'il en avait, mais aussi pour se sentir faire partie des maîtres du monde...
La mégalomanie est somme toute, une composante psychologie très ordinaire chez la plupart des dirigeants.

Le boulevard périphérique était surchargé et les files de voiture roulaient au pas. Jusque là cela n'avait pas trop affecté Nikolaï, mais le temps qui filait, lui, beaucoup plus vite que les files de voitures, commença à lui faire perdre patience. Nikolaï toqua à la vitre de séparation et demanda à Christian d'accélérer le mouvement.
Au bout de quelques minutes à peine, le cortège précédé de plusieurs motards quitta les boulevards extérieurs et prit la direction de la Porte de Sèvres. Là, la voiture s'engagea jusqu'au bas des pistes de l'héliport, et Nikolaï grimpa dans un hélicoptère, seul moyen d'accès rapide utilisable s'il voulait arriver à Roissy avant la fin de l'après midi.

Nikolaï souffrait d'un mal de l'air caractérisé lorsqu'il voyageait en hélicoptère, et ce n'est pas sans peine qu'il contenait son angoisse. Il limitait en général ses déplacements par voie d'air aussi souvent que possible. Ce qui, par le passé, n'était pas un problème trop important, était néanmoins devenu une préoccupation majeure pour lui, car les déplacements que sa fonction lui imposait désormais, étaient souvent effectués par ce biais.
Nikolaï s'était alors renseigné sur les méthodes de traitement des phobies par l'hypnose Ericksonnienne et les thérapies comportementales, mais pour l'instant il n'avait pas osé se présenter dans le bureau d'un thérapeute. Ceci dit, ces quelques mois de présidence l'ayant déjà mis à rude épreuve à ce niveau, il se rendit compte qu'il devait très vite affronter et régler ce problème.
Pour l'heure, Nikolaï serrait les dents et pressait les accoudoirs de son fauteuil, en essayant d'oublier les centaines de mètres qui l'éloignaient du sol. Il était toutefois ravi de ne pas avoir eu le temps de déjeuner, au moins son estomac vide depuis la veille était un gage de bonne retenue.

Après un survol d'une quinzaine de minutes, enfin, l'hélicoptère se posa en bout de terminal à Roissy. Henri, qui s'était rendu sur place dès midi, l'attendait avec une voiture banalisée de l'aéroport. Nikolaï retrouva aussitôt son sourire et sa bonne humeur, et Henri lui fit remarquer qu'il serait peut-être de meilleur ton de considérer les choses avec une plus légère gravité : la France vivait un évènement terroriste inédit, il fallait quand même qu'il s'en souvienne !
Nikolaï et Henri discutèrent de l'intérêt ou non de faire un communiqué à la presse, et décidèrent que pour la tranquillité de tous, Nikolaï interviendrait quelques minutes, pour calmer le jeu et rassurer tout le monde, notamment les familles des "victimes".

Arrivés dans le bureau dédié à la cellule de crise, annonce fut faite aux journalistes que Nikolaï Sherkan s'exprimerait brièvement pour porter à la connaissance de tous les dernières informations disponibles, et qu'ensuite l'aéroport devrait être évacué.
Nikolaï s'entretint longuement avec Henri et son équipe. Seuls Henri et Nikolaï savaient que toute cette histoire n'était qu'un énorme coup de bluff.
Les agents ayant demandé l'évacuation de l'appareil au commandant de bord n'avaient fait qu'exécuter les ordres d'Henri et étaient bien persuadés de la véracité de la menace terroriste. Les médecins chargés de l'examen des 143 passagers ainsi que du personnel d'équipage, opéraient avec le plus grand professionnalisme, conscients de leur responsabilité personnelle engagée dans ces circonstances.
Ainsi, Nikolaï et Henri écoutèrent-ils avec attention les premières conclusions du porte-parole des médecins en exercice sur cette mission.

Les premières observations des médecins, d'après les examens sommaires réalisés dans l'enceinte du laboratoire de Roissy, auraient tendance à révéler une contamination par des germes affectant les système respiratoire sans pour autant s'être propagés jusqu'au système nerveux.
En effet, la plupart des passagers examinés jusqu'à maintenant, présentaient une irritation au niveau des cloisons nasales, de la gorge et des bronches supérieures. Il était cependant beaucoup trop tôt pour conclure sur l'évolution possible de ces germes et leurs possibilités de mutation à l'intérieur du corps de chacun. Quoi qu'il en soit, la menace était bien confirmée par les premiers résultats.

Nikolaï et Henri n'en revenaient pas... Nikolaï posa de nombreuses questions. Le médecin porte-parole lui répondit que pour l'instant il n'y avait pas lieu de s'inquiéter outre mesure, que tous les passagers seraient traités par antibiotique pendant une quinzaine de jours et suivis sur trois mois. N'ayant pour la plupart été exposés à ces germes qu'une trentaine de minutes au maximum pour ceux qui étaient entrés en premier dans l'avion, ils ne pouvaient pas développer d'affections réellement graves, d'autant qu'ils avaient été très rapidement pris en charge au niveau médical. Cette surveillance n'était qu'une mesure de sécurité prise pour limiter tout risque, et rassurer les plus anxieux d'entre eux.
Pour ce qui était de Mélina, elle avait été examinée en premier, un flash antibiotique lui avait été administré et ils l'avaient laissé partir sur un vol privé cette fois, selon les consignes qu'Henri avait données.

Nikolaï s'informa ensuite auprès de la compagnie des formalités liées au remboursement du vol et demanda à consulter la liste des passagers embarqués. Il la parcourut pour s'assurer de la présence de Carolina. Tous les autres passagers lui étaient parfaitement inconnus, à l'exception d'un écrivain moyennement reconnu et de deux journalistes de la presse écrite. La présence de ces derniers incitait donc à la plus grande prudence quant au déroulement du suivi de cette première prise en charge médicale des passagers. Nikolaï nota leurs noms dans son calepin, ainsi que celui de Charpier, l'écrivain.
Puis, ayant à nouveau exprimé son soutien au directeur de la compagnie, il s'avança vers la salle où la conférence de presse allait commencer. Henri l'accompagna, pour le cas où Nikolaï aurait besoin qu'on lui souffle quelques réponses...

-- Mesdames, Messieurs, le Président de la République, Mr Nikolaï Sherkan va s'exprimer.

Aussitôt le brouhaha qui régnait dans la salle se calma. Les caméras se braquèrent les unes après les autres sur la table centrale où plusieurs micros attendaient déjà. Un mouvement de foule rapide et discret ordonna les journalistes : les plus petits devant... et les grands derrière. Dans ces moments de gravité exceptionnelle, il est agréable de constater que la solidarité et le civisme prennent le pas sur le voyeurisme.
Nikolaï s'avança jusqu'au siège qui lui était réservé et prit place, Henri s'assit à sa droite. Le président de la compagnie prit place à sa gauche, et à sa suite le porte-parole de l'équipe médicale.

**********

-- " Mesdames, Messieurs les journalistes, bonjour !
Je vous remercie de votre présence. J'ai tenu à m'exprimer dès maintenant pour rassurer la France entière sur la situation. Le vol 951 pour Los Angeles a été la cible, ce matin, comme vous le savez, d'une attaque terroriste inédite.
Grâce à la présence à son bord de deux de nos meilleurs agents de la Sécurité Nationale, le pire a été évité. L'avion a été évacué dès que nous avons eu confirmation de la réalité des menaces qui nous avaient été signifiées, et que la ,présence de germes à bord de l'appareil a été avérée.

Les passagers ayant été très rapidement pris en charge par l'équipe médicale, ils sont tous sains et saufs et complètement hors de danger. Les germes dont on a mentionné la présence, traités à temps par antibiotiques, seront rendus totalement inoffensifs. Toutefois, les passagers seront soumis à une surveillance de routine dans les prochains mois afin d'éviter tout risque dont nous ne serions pas en mesure d'évaluer l'évolution possible à ce jour.

La compagnie prendra en charge, naturellement, le remboursement et les dédommagements éventuels découlant de ce regrettable incident. Pour l'heure, le terminal 9 restera fermé jusqu'à demain, et l'avion subira une désinfection totale de toutes ses parties publiques et mécaniques.

En ce qui concerne la provenance de cette attaque, nous ne pouvons pour l'instant avoir aucune certitude. Nos équipes de la Brigade Anti-terroriste travaillent à faire toute la lumière sur cette affaire, et nous saurons dans les prochains jours à quoi nous en tenir. Mais vous savez comme moi, que la complexité des organisations terroristes est telle, que nous ne pouvons qu'avancer avec la plus grande prudence. Le chef de la Sécurité Nationale et ses agents ont fait preuve d'un sang froid exceptionnel dans leur travail, nous ne pouvons que les enjoindre à poursuivre leurs investigations avec la même ligne de conduite.

Voilà toutes les informations que j'ai pu moi-même recueillir. Je ne manquerai pas de faire un nouveau communiqué quand de nouveaux éléments seront disponibles. Je vous prie de bien vouloir excuser la brièveté de cette allocution, mais le devoir me commande de me rendre aussi auprès des passagers ayant été mis en quarantaine pour les réconforter durant cette épreuve.

Je vous remercie de votre attention, et je vous laisse en compagnie de Monsieur Rimonneau, le président de la compagnie et de Monsieur Proudin, le médecin porte-parole de l'équipe médicale pour répondre à vos questions."

**********

Sur ce, Nikolaï se leva et fit un signe de la main en guise de réponse définitive à toutes les autres questions que les journalistes auraient aimé lui poser.
Nikolaï sortit sans un autre regard sur la salle, avec l'air préoccupé et grave de celui qui sait qu'il n'en sait pas plus qu'il n'en dit...
Dès qu'ils eurent quitté la salle, Henri et Nikolaï échangèrent un regard complice, dans lequel ils retenaient tous les deux leurs éclats de rire. Ils étaient parachutés en plein dans la quatrième dimension, prisonniers de leur mensonge. Quoique... le mensonge les avait largement dépassé avec cette histoire de germes retrouvés dans les cloisons nasales et dans les bronches des passagers.

-- Au fait Henri... c'est quoi cette histoire de germes retrouvés chez les passagers ?... Tu n'as pas...?

-- Hein ?... Non mais tu ne vas pas bien Nikolaï !... Mon professionnalisme a des limites quand même !... Non, je n'y suis pour rien !
J'ai interrogé le médecin en chef à ce propos, parce que j'ai aussi été drôlement surpris quand il m'en a parlé. Mais en téléphonant ensuite à un éminent spécialiste des troubles respiratoires, il s'avère que ces germes sont présents dans tous les conduits d'air conditionné... et on vit très bien avec. Le médecin en chef qui a pris le commandement de cette cellule est assez jeune, je pense qu'il n'a pas voulu prendre de risque, et ne trouvant rien d'autre, il a mis ces germes en avant.
En plus, ça lui fait un bon coup de pub, et il peut se répandre en explications médicales devant les journalistes... Mais en réalité, il n'y a aucune inquiétude à avoir, ce sont des germes tout à fait normaux, et si le médecin t'examinait, il en trouverait certainement autant chez toi que chez les passagers du vol AF 951...
En général, la climatisation est une vraie cochonnerie tu sais, un nid à microbes qu'on n'imagine pas...

-- Bon, super alors ! A un moment je ne savais plus trop quoi penser... Il est vrai que cette "farce" nous mène un peu plus loin que je ne l'avais prévu, mais bon... on ne peut guère faire machine arrière maintenant...

-- Sûr qu'il vaut mieux laisser l'affaire se consumer jusqu'à son extinction spontanée !

-- Et maintenant Henri... Peux-tu me conduire auprès de Carolina s'il te plait ?!

-- D'accord ! Tu veux que je fasse préparer l'hélico ou tu préfères un véhicule banalisé ?

-- Un véhicule s'il te plait ! Je me vois mal lui présenter mes projets avec le bruit des pales au-dessus de nos têtes...

-- Oui, c'est un fait !... Et pour les autres ?

-- Les autres ?

-- Ben oui, les autres passagers, j'en fais quoi ?

-- Écoute j'en sais rien moi... Vois avec le médecin et le président de la compagnie. Nous prendrons en charge le remboursement des frais de vol et des frais engagés par les passagers à cause de ce désagrément. Tu leur fais parvenir à tous une note avec la marche à suivre pour obtenir le remboursement de tous leurs frais? Tu prends leurs noms sur une liste avec les résultats de leurs analyses et on les convoquera à la Salpêtrière dans trois mois pour les rassurer.
Est-ce que ça ira comme ça ?... Et, éventuellement, on les invitera à la Garden Party du 14 juillet si ça peut soulager ta conscience, plaisanta Nikolaï.

-- Franchement Nikolaï, il nous coûte quand même un peu cher ce premier diner avec ta Carolina. J'espère qu'il en vaut la peine...

Nikolaï ne répondit rien. Oui, il en valait la peine ce diner, il n'en doutait pas une seconde. En tous cas, pour l'instant, rien encore ne pouvait lui en faire douter. Dans quelques minutes, enfin, il se retrouverait seul avec Carolina, et la situation permettait d'entrer en scène en héros plutôt qu'en séducteur. La banalité d'une invitation à diner ne lui aurait jamais permis toutes les audaces qu'il comptait déployer...

Nikolaï sentait son pouls s'accélérer à mesure qu'il s'approchait de la salle dans laquelle était retenue Carolina. Le destin était en marche, et Nikolaï avait plaisir à lui emboîter le pas.

CHAPITRE 6

Partager cet article